Grâce à « Alien Cartoon », son premier album solo, le Sénégalais Ibaaku est devenu l’un des artistes les plus en vue du moment. Éclectique et électronique, il se revendique « à la frontière de différents mondes », avec succès.
En 2012, se souvient le natif de Dakar, il avait suivi les manifestations contre Abdoulaye Wade depuis l’arrière. Comme un anonyme. À l’époque, ce grand gaillard à la silhouette élancée et à la tête bien faite n’avait pas encore vocation à devenir figure de proue. Les rappeurs de "Y’en a marre" s’en occupaient, du haut de leur notoriété et de leur légitimité. Mais, depuis, Ibaaku a fait du chemin, et, des rives du lac Rose aux bords de la Seine, sa carrière a suivi son cours, comme un long fleuve tranquille et sinueux. À 34 ans, le Sénégalais poursuit en France une tournée de présentation de son album, Alien Cartoon. Produit à Dakar et sorti le 9 décembre chez Akwaaba Music, situé à Accra, au Ghana, celui-ci a fait de lui l’une des sensations de la musique électronique africaine en 2016.
Créé au départ pour être la bande-son d’un défilé de la créatrice sénégalaise Selly Raby Kane, qui a notamment habillé Beyoncé et sa sœur Solange, Alien Cartoonest à la croisée des chemins qu’emprunte une nouvelle Afrique électronique incontestablement attachée à ses racines. Fusion de rythmes hip-hop et de samples tirés de la tradition musicale ouest-africaine, il s’agrémente de puissantes basses aux accents psychédéliques (rencontrés chez Jean-Michel Jarre).
De la clarinette au rap lyrique
Comme d’autres avant lui ont utilisé les codes du rock, de la science-fiction et de la musique traditionnelle, le Sénégalais multiplie les influences pour développer un art en mutation, au cœur d’un mouvement afrofuturiste dont il est l’un des principaux fers de lance. Il faut dire que l’homme emprunte à tous les courants. « Mon père était un grand fan de jazz, mais il y avait un éventail assez large de musiques à la maison », raconte-t-il en évoquant Miles Davis, Bob Marley ou Salif Keïta, dans la catégorie des plus légendaires. « Il y avait toujours beaucoup de musique, des biographies d’artistes, des musiciens de passage », poursuit le mélomane.
C’est donc tout naturellement qu’à 11 ans, en 1993, alors que la famille déménage à Thiès, où elle restera trois ans, Ibaaku débute avec son premier instrument. « De retour d’un voyage aux États-Unis, mon père m’a offert une clarinette et il a donné un clavier à ma mère et à ma sœur. » Premiers cours de solfège, en dehors de l’école, et, très vite, davantage que la clarinette, c’est le clavier maternel qui finit par l’attirer.
Il en joue chez lui, sans arrêt, à tel point qu’un jour un groupe de musiciens l’entend depuis la rue. Le début d’une collaboration, à travers la fine résistance sonore d’une simple fenêtre. Avec ses partenaires de Thiès, Ibaaku commence à produire ses premiers sons, à la frontière du jazz, de l’afrofusion, mais également du hip-hop, dont les rues de Dakar observent les premiers succès avec Positive Black Soul (PBS), qui prend le contre-pied d’un afropessimisme ambiant. « J’étais impressionné par ce nouveau mouvement. Je me suis d’abord mis à danser sur du hip-hop sénégalais et américain, puis à m’intéresser à l’écriture », confie l’artiste. Il découvre le Français MC Solaar, qui le plonge dans l’univers lyrique du rap. Parolier, compositeur, interprète, l’adolescent a déjà plusieurs cordes à son arc quand il revient habiter à Dakar, en 1996.
Influences underground des années 2000
Le hip-hop y fait alors sa révolution : une vague underground tente de prendre le dessus sur les sons de PBS en produisant une musique et des textes plus radicaux, plus éloignés du reggae et de la soul qui faisaient partie de l’ADN du groupe pionnier sénégalais. « C’était partout comme ça dans le monde. C’est la période des albums plus bruts », rappelle Ibaaku. Avec ce son en tête, et notamment les titres du groupe Wu-Tang Clan qui vont bercer toute une génération d’adorateurs, il se met à collaborer avec d’autres DJ du Plateau, dans le centre de la capitale sénégalaise, où il déménage en 1999.
« On avait une chose en commun, c’était qu’on rappait en français », explique-t-il. Un choix loin d’être anodin. À la fin des années 1990, le rap en wolof est en effet beaucoup plus développé au Sénégal et donne une impression de proximité avec la réalité de la rue, contrairement à la langue de Molière, qui apparaît déconnectée. « Il y avait une sorte de complexe, mais c’était complètement imaginaire. Les rappeurs que j’ai rencontrés étaient simplement des étudiants qui venaient de différents pays d’Afrique et qui avaient donc un autre background », explique-t-il.
Quand le hip-hop s’impose en Afrique
C’est avec ce tropisme panafricain comme bagage qu’il suit son père au Mali, en 2000, à la faveur d’une mission paternelle pour l’agence d’aide américaine USAID et d’une inscription trop tardive au lycée de Dakar. Finalement scolarisé à Bamako, il s’y implique dans la scène nationale, aiguisant ses compétences, et participe même à la première compilation de hip-hop malien. De retour à Dakar, en 2001, il crée le collectif Lyrical Zone 3 avec une quinzaine d’artistes. « Cela a vraiment eu un impact sur la scène sénégalaise. C’était la première fois qu’il y avait un collectif regroupant autant de nationalités africaines et que du rap en français osait se faire entendre dans des endroits de la banlieue dakaroise où il ne se passait jamais rien auparavant », se souvient Ibaaku.
Les scènes vont s’enchaîner pendant quatre ou cinq ans à travers le Sénégal, et le collectif enregistre bon nombre de singles, dans des conditions difficiles tout d’abord, puis dans son propre studio, plus disponible et mieux équipé en informatique. « Ç’a été l’occasion de se former en musique assistée par ordinateur, en techniques de studio, en vidéo », détaille Ibaaku. Il continue son apprentissage avec Still, son nouveau groupe, qui sort en 2009 l’album Musik noire. Il rencontre ensuite celle qui deviendra sa femme, avec qui il crée la formation I-Science. « On a mélangé nos influences et, en 2012, on a sorti notre album du même nom, entre reggae et hip-hop », poursuit-il.
Artiste moderne de la nouvelle Afrique
Entre-temps, Ibaaku explore également les univers de la composition pour la publicité, le cinéma ou la mode. Il rencontre notamment Selly Raby Kane, styliste de Dakar, via un collectif pluridisciplinaire de la capitale. De cette rencontre naîtraAlien Cartoon, son premier album solo, qui reprend le nom de la collection présentée à la biennale de Dakar en 2014. D’abord lancé gratuitement sur internet, puis sorti sur les plateformes payantes en 2016, celui-ci l’occupe désormais la plupart du temps. « Pour le moment, je continue à défendre l’album, notamment en Europe et en France, où je serai à nouveau en janvier », explique-t-il.
Mais Ibaaku n’a pas l’intention de se reposer sur ses lauriers. Il mène d’autres projets en parallèle qui mêleront musique électronique et vidéo. « J’ai toujours voulu être à la frontière de différents mondes. Je vénère par exemple Miles Davis, qui a su se nourrir de diverses influences pour traverser les époques », confie le Dakarois. Si le chemin est encore long jusqu’à l’icône légendaire du jazz, Ibaaku a d’ores et déjà prouvé une chose et réussi là où tant d’autres ont échoué : en évitant la déconnexion d’avec son monde réel, cet adolescent surdoué de la musique est parvenu à formuler quelque chose de propre à son époque et à son Afrique. Il arrive tout simplement à en capter l’air du temps.
Source: Mathieu Olivier, www.jeuneafrique.com
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