Depuis plus de vingt ans, Amazigh Kateb a entamé un long périple d’expérimentation sonore. Avec son collectif franco-algérien Gnawa Diffusion, il a réussi à présenter une musique née d’improbables fusions. Reggae, rock, jazz, rap et autres genres d’outre-Atlantique s’y accommodent au chaabi algérien et surtout à la musique des Gnaouas. Constituée en grande partie de descendants d’esclaves, cette communauté noire saharienne représente la principale source d’inspiration de l’artiste. Rencontre avec ce chanteur et joueur de guembri à l’occasion de son passage à Tunis, en mai, pour une résidence artistique dans le cadre du festival El Chanti.
T. M. — L’africanité, vous en avez fait une vocation depuis la genèse de l’expérience Gnawa Diffusion. Mais l’arabité, quelle place a-t-elle dans votre musique ?
A. K.— Pour moi, c’est surtout un monde linguistique. Il y a beaucoup de pays qui se croient arabes. Mais l’arabité n’est pas une ethnie ; c’est surtout une culture et une langue. Et elle s’est déclinée en plusieurs dialectes. Donc, oui pour l’arabité dialectale, l’arabité des peuples. Mais l’arabité des États, l’arabité du pouvoir qui est là pour nous asservir, je n’en veux pas. L’africanité est mon cheval de bataille parce que je m’y retrouve musicalement. Ce qui ne veut pas dire que je n’aime pas Sabah Fakhri, Oum Kalthoum, Zied Rahbani et d’autres. Notre culture est bien musulmane et arabisée mais elle n’est pas que ça. Elle est multiple.
T. M. — La religion est très présente dans la culture arabe, mais sa place est également très importante dans la culture gnaoua...
A. K.— Parmi les choses qui m’intéressent le plus dans la culture gnaoua, il y a sa manière de percevoir la religion. C’est une conception très moderne. On utilise généralement la religion pour asservir les gens. On voit bien aujourd’hui comment les pétrodollars le font. Les Gnaouas, eux, s’en servent pour se libérer, pour que les "nègres" puissent être admis dans une société blanche : embrasser la religion de l’oppresseur pour gagner son cœur. Cette façon d’utiliser l’islam est très intelligente. Elle est salvatrice.
T. M. — Cette résidence artistique à Tunis est l’une des rares réunissant des artistes maghrébins. Pourquoi si peu de collaborations, si peu de rencontres entre artistes tunisiens, algériens et marocains ?
A. K.— Dans le Maghreb, les musiciens galèrent pour vivre. Les difficultés économiques sont à l’origine du problème. Pour faire des rencontres artistiques, il faut avoir bien mangé. C’est une sorte de rituel petit-bourgeois. Les pratiques des musiciens évoluent en fonction du business de la musique. Il y a de la musique expérimentale mais pas un business expérimental. Nous souffrons aussi d’un certaine manque de connaissance. Moi, par exemple, je ne connaissais rien du stambali avant cette résidence en Tunisie. J’ai juste écouté deux ou trois petites choses.
T. M. — Après plus de vingt ans avec Gnawa Diffusion, à quel point votre expérience a-t-elle été marquée par celles de vos aînés maghrébins ?
A. K.— Nous nous sommes abreuvés de musique maghrébine. Personnellement, j’ai avalé beaucoup de chaabi (musique populaire du Maghreb). J’écoutais très souvent Nass El Ghiwane. En revanche, je ne connais pas la musique tunisienne, ni la musique de l’est de l’Algérie. Il y a un véritable problème de diffusion dans le Maghreb, et c’est bien dommage. À part le raï qui vient de l’ouest de l’Algérie et qui a été très bien diffusé, lechaabi, je le connais si bien parce que j’ai grandi dedans. J’ai vécu à Alger jusqu’à mes 16 ans. La musique gnaoua, c’est en allant au sud que je l’ai découverte. D’ailleurs, au début, je ne jouais pas comme il faut parce que j’ai appris en écoutant des cassettes. Je n’avais pas de maalem, de maître pour m’apprendre. Il m’a fallu du temps.
T. M. — Vous avez annoncé la fin de l’aventure Gnawa Diffusion en 2007 suite à la sortie de Fucking Cowboys, le cinquième disque du collectif. Qu’est ce qui a motivé le retour du groupe en 2012 avec Shouk El Hal ?
A. K.— J’ai passé quinze ans sur la route avec le collectif. J’avais besoin de m’évader, de changer d’air. Il y avait un véritable travail individuel à faire pour évoluer. Certains membres du collectif entamaient d’autres expériences. On a donc arrêté avant de "s’embrouiller". Un groupe, ça peut dégénérer très vite ; on l’a compris et c’est ce qui a facilité le retour au bout de cinq ans. Après la sortie de mon album solo, j’ai commencé par une tournée acoustique. Puis, à un certain moment, j’ai ressenti le besoin de changer le son de mon répertoire. Aller vers un univers plus rock. Donc, j’ai appelé les musiciens de Gnawa Diffusion. C’est une sorte de famille pour moi. Nous nous sommes retrouvés sur scène, et ça a déclenché une envie de travailler ensemble sur un nouvel album.
T. M. — Aujourd’hui, quelle est votre priorité ? La carrière solo ou celle avec Gnawa Diffusion ?
A. K.— En ce moment, j’ai un album solo en préparation. Je pense que je vais prochainement enregistrer, ou du moins, commencer la pré-production. Les autres musiciens de Gnawa Diffusion veulent aussi faire un autre album. Il y aura bientôt des maquettes qui commenceront à circuler entre les membres du collectif. La démarche est participative. Elle prend du temps et dépend de la volonté de tous les musiciens.
T. M. — Vous êtes fidèle à la pensée et à l’œuvre de votre père Kateb Yacine. D’ailleurs, vous avez repris certains de ses textes dans votre album solo Marchez noir. Comptez-vous refaire l’expérience dans votre prochain disque ?
A. K.— Oui, il y a quelques poèmes comme « Là et ailleurs » par exemple. En ce moment, je travaille aussi sur « La rue des vandales ». Ce prologue théâtral est très fort et consistant. Ce n’est pas facile de l’adapter à la musique. Différents textes sont en chantier. Je vous avoue que je travaille actuellement sur un poème de Mahmoud Darwish. Le concept du prochain album est en train de se développer autour des chants de la liberté : ceux de l’esclavage, de la prison ou de l’exil. Et bien sûr, il y a toujours du gnaoui quelque part.
T. M. – À propos de liberté, vous avez manifesté contre le régime algérien en février 2011 et vous avez soutenu le mouvement dissident Barakat contre la réélection d’Abdelaziz Bouteflika. La contestation a-t-elle atteint ne serait-ce qu’une partie de ses objectifs ?
A. K.— Pas vraiment. Je pense que l’Algérie est en train de reprendre ses esprits. Il y a des choses qui changent, mais en apparence seulement. Par exemple, certains ministres viennent d’être limogés. Je présume qu’il y aura, dans quelques temps, une démission du président puisque tout est en place pour la suite. Comme Ali Baba est prêt, Bouteflika peut partir.
T. M. – Il y a de nombreux changements à l’œuvre dans le monde arabe. Les artistes y jouent-ils pleinement leur rôle ?
A. K.— Je trouve qu’il y a beaucoup plus de choses à faire qu’ils n’en font. Ils s’accommodent plus du système qu’ils ne le combattent. Comme le circuit de la musique est assez pauvre dans nos pays et comme les artistes ont très peu d’opportunités, les meilleurs s’engouffrent souvent dans la variété. Malheureusement, ils sont complètement déconnectés de ce qu’ils pourraient faire avec l’aura qu’ils ont et le public qu’ils pourraient toucher. Les temps sont durs mais ce n’est pas en se « prostituant » que les choses s’arrangeront.
Auteur: THAMEUR MEKKI
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